3 Antagonismes Business-Climat

Evaluer des stratégies Climat rapidement grâce à 3 critères simples.

Pierre Peyretou
11 min readMar 15, 2023

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Les conséquences du changement climatique s’aggravent et les entreprises multiplient les stratégies Climat : la pression augmente pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES).

Mais que contiennent ces stratégies Climat ? Sont-elles rigoureuses ? Abordent-elles les enjeux au bon niveau stratégique avec l’ambition nécessaire ? A quels problèmes, ces stratégies sont-elles une réponse ?

Des stratégies climat difficiles à évaluer :

“Ces stratégies nous laissent perplexes :

difficile d’y voir clair entre les effets d’annonce et les mesures vraiment ambitieuses.”

Dans le cours Energy, Business, Climate & Geopolitics donné à l’ESCP, nous demandons aux étudiants d’analyser les stratégies Business et Climat de nombreuses entreprises.

L’analyse d’une centaine de stratégies Climat montre une grande diversité dans leur qualité, qu’il s’agisse des données publiées, des ambitions et des mesures. Cependant un schéma récurrent apparait :

Objectif : entreprise Neutre en carbone” ou “Alignée 1.5°C SBTi
Plan d’actions :
+ “Comptabilité Carbone Scopes 1–2–3”
+ “Energies propres
+ “Efficacité énergétique
+ “Eco-produits: matériaux propres et recyclés”
- “Compensation en achetant des crédits”
= Hallelujah ?

Pas de diagnostic sur les conflits d’intérêt entre les activités économiques et les objectifs Climat :

Que penser d’une telle stratégie ?

Les objectifs semblent ambitieux et les mesures aller dans le bon sens. Pourtant, des questions fondamentales sont absentes :

  • Les activités de l’entreprise auraient-elles leur place dans une société bas-carbone ?
  • Ces activités perpétuent-elles des comportements émetteurs ou incitent-elles à les arrêter ?
  • Le business model pousse-t-il à augmenter ou à réduire la consommation de ressources naturelles et ses émissions ?
  • Comment gérer les activités qui sont à la fois rentables et très carbonées : l’entreprise va-t-elle les conserver ?

Une grille d’analyse : 3 Antagonismes Business-Climat

L’objectif des Antagonismes Business-Climat est d’offrir des clés de lecture pour poser un diagnostic des facteurs économiques bloquants, et dans une deuxième temps, les prendre à bras le corps :

  1. Antagonisme #1 — Volume de Production vs Volumes d’Emissions
  2. Antagonisme #2 — Innovations marginales vs Emissions incrémentales
  3. Antagonisme #3 — Actifs : Sources de Rentes vs Sources d’Emissions
  4. Cas pratiques — A vous de jouer !

Rappels sur les objectifs Climat :

A l’échelle de la planète :

  • Les émissions de CO2 doivent baisser d’au moins 90% d’ici 2050 pour espérer atteindre la neutralité carbone, limiter le réchauffement à +2°C et respecter l’accord de Paris.

A l’échelle d’une entreprise :

  • Etre neutre en carbone ou Net Zero CO2 ne fait pas sens, cette notion étant définie par les scientifiques uniquement à l’échelle de la planète (IPCC SR15 SPM, p 24, Avis de l’ADEME sur la Neutralité Carbone),
  • Etre “aligné 1.5°C SBTi” 2050 apparaît paradoxal puisque le Rapport 6 du GIEC indique que les 1.5°C seront certainement dépassés au début de la décennie 2030 (IPCC AR6 WGI TS, p. 42) : ces entreprises sont-elles seules au monde?
  • Enfin, il est impératif de sortir des énergies fossiles, mais aucune source d’énergie alternative n’est propre, ni verte : toutes comportent des pollutions et des risques.

Antagonisme #1 — Volumes de Production vs Volumes d’Emissions

1.1 Objectif Business: Sky is the limit.

La génération de revenus nécessite une production matérielle, l’exploitation de ressources naturelles (pétrole, charbon, gaz, acier, ciment, etc.) et l’émission de CO2 et autres GES.

L’objectif Business étant très souvent d’augmenter les revenus le plus possible, le corollaire est d’augmenter au maximum les volumes de production, la quantité de ressources exploitées et in fine les émissions de CO2.

1.2 Objectif Climat: Budget Carbone Restant… très limité.

Budget Carbone Restant, GIEC 6e Rapport, Groupe de Travail 1, SPM, p29

Pour contenir le réchauffement, nous disposons d’un Budget Carbone Restant : ce budget représente l’ensemble des émissions de CO2 “autorisées” dans le futur.

Depuis l’accord de Paris, les rapports du GIEC publient ce Budget Carbone Restant (6e Rapport d’évaluation du GIEC, Groupe de Travail 1, SPM, p29). Par exemple pour :

  • une augmentation de température de 1.5°C et une probabilité de 67%, le Budget Carbone Restant est de 400 GtCO2.
  • une augmentation de température de 2.0°C et une probabilité de 67%, le Budget Carbone Restant est plus grand : 1 150 GtCO2.

Le CO2 émis chaque année rogne très vite ce budget : en 2019, les émissions annuelles mondiales atteignaient 43 GtCO2. A émissions constantes à partir de 2020, ce Budget serait consumé en un peu plus de 25 ans.

1.3 Conflits d’intérêts Business-Climat : limiter la production, une hérésie économique ?

Fixer un Budget Carbone revient à fixer un budget fini sur les émissions de CO2, l’exploitation de ressources, les volumes de production, le volume d’affaires des entreprises et le PIB des pays : une hérésie économique ?

Or les principales sources de CO2 sont des éléments constitutifs des économies modernes : le pétrole comme source d’énergie des transports et de chauffage, le gaz naturel et charbon pour l’électricité et l’industrie, en particulier la production d’acier, le ciment pour les bâtiments, enfin la déforestation dans l’agriculture.

Les stratégies de volume offrent des gains économiques, financiers et stratégiques majeurs.

Les Stratégies de Volumes : l’ADN du Business.

On comprend que limiter les émissions d’une entreprise signifie dans de nombreux cas limiter son chiffre d’affaires et ses volumes de production. Or d’un point de vue business, les stratégies de volume sont très attractives et souvent présentées comme des buts ultimes : elles offrent des bénéfices économiques, financiers et stratégiques majeurs.

L’arbre ci-dessus illustre les bénéfices économiques et financiers d’une stratégie de volume :

  • Revenus : augmenter les volumes augmente les revenus et les bénéfices, et pour cela les prix peuvent être tirés à la baisse,
  • Coûts : augmenter les volumes dilue les coûts fixes, comme les usines, les infrastructures et salaires. Augmenter les volumes permet de remonter plus vite la courbe d’apprentissage et baisser les coûts variables.

La Matrice BCG illustre les bénéfices stratégiques d’une stratégie de volume :

  • Augmenter ses Parts de Marché implique quasi systématiquement d’augmenter ses volumes,
  • Se positionner sur les marchés en forte croissance signifie être actif là où les volumes augmentent le plus.
Matrice BCG

Antagonisme #2 — Innovations Marginales, Emissions Incrémentales

2.1 Des produits “écologiques” aux réductions marginales.

L’attention est souvent portée sur la réduction d’émissions : efficacité énergétique, cimentbas carbone” , “Sustainable Aircraft Fuel” (SAF), Diesel 20% moins émetteur de CO2 que l’essence. Or les émissions restantes liées à la fabrication de chaque produit “écologique” réduisent le Budget Carbone Restant.

Si un produit émet 10% de CO2 en moins :

90% du problème demeure.

Exemple Diesel vs Essence : le diesel est-il une solution écologique au principe qu’il émet 20% moins de CO2 que l’essence.

  • Une voiture diesel émet environ 50 tCO2e pour une durée de vie de 200 000 km, dont 10 tCO2e pour la production et fin de vie (Carbone 4). En comparaison, une voiture essence émet 20% de plus, soit environ 58 tCO2e.
  • Les deux options sont incompatibles avec un budget carbone individuel de 2 tCO2e / an nécessaire pour espérer rester sous les +2°C.

La fabrication de chaque voiture supplémentaire, essence ou diesel, et les émissions des voitures actuelles réduisent fortement le Budget Carbone Restant. L’enjeu est de réduire la taille du parc roulant actuel, le nombre de voitures produites, leur masse, les distances parcourues et de les équiper de motorisations émettant 3, 4 à 5 fois moins.

2.2 Stratégie de Volume x Produits Ecologiques = toujours plus de CO2

Développer des offres écologiques en conservant des stratégies de volume mène… à augmenter les émissions.

Réduire de 10% les émissions par produit puis vendre 20% de produits en plus… augmente de 8% les émissions.

Point d’attention : les indicateurs choisis par les entreprises pour afficher des réductions de CO2 sont très souvent des indicateurs d’intensité carbone : CO2/€, CO2/kWh, CO2/km.passager, CO2/t.km, CO2/Produit.

Cela faire apparaître une baisse de CO2 par produit. Mais les émissions totales augmentent, tirées par la hausse des ventes.

Conclusion : il faut analyser les évolutions en absolu exprimées en tCO2.

2.3 Nouvelle gamme “écologique” : Diversification ou Pivot ?

Le bénéfice du lancement d’une offre écologique dépend en partie de la stratégie dans laquelle elle s’inscrit :

  • Diversification : l’offre écologique (jaune) s’ajoute à l’offre polluante (rouge). Dans ce cas, le lancement de la gamme écologique aggrave la situation.
  • Remplacement : l’offre écologique remplace l’offre précédente. Mais à nouveau, si la réduction n’est que de 10% par produit, elle n’est que de 10% à l’échelle du parc.

Exemple : de nombreux constructeurs automobiles ont adopté une stratégie de diversification, et non de remplacement : les modèles électriques et hybrides se sont ajoutés aux gammes essence et diesel sans s’y subsister.

Antagonisme #3 — Actifs : Sources de Rentes vs Sources d’Emissions.

3.1 Objectif Business : des actifs carbonés stratégiques et très rentables.

  • Côté Offre : les grandes institutions bancaires continuent d’investir des milliers de milliards de dollar dans les entreprises extractives d’énergies fossiles (Banking on Climate Chaos) : JP Morgan en tête et BNP dans le Top 10. “La banque d’un monde qui change” vers +4°C.
  • Côté Demande : le développement des grands piliers de l’économie mondiale est intrinsèquement lié aux énergies fossiles : l’automobile, l’aéronautique, la construction & BTP, les infrastructures routières, portuaires & aéroportuaires, le transport maritime, etc.

Enfin, les énergies fossiles sont des ressources stratégiques pour les grandes puissances comme les Etats-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, l’Allemagne. Matthieu Auzanneau parle de la « relation compacte entre pétrole et puissance ».

3.2 Objectif Climat : laisser les énergies fossiles dans le sol.

The Unburnable Reserves, Our World in Data

Le graphique ci-dessus montre que 63% des ressources d’énergies fossiles doivent rester dans le sol pour limiter le réchauffement à +2°C avec une probabilité de seulement 50% (pile ou face).

En 2021, dans son rapport Net Zero by 2050, l’Agence Internationale de l’Energie indiquait que pour atteindre cet objectif, il fallait arrêter le développement de toute nouvelle exploitation dans le pétrole, le charbon et le gaz naturel.

3.3 Conflits d’intérêts Business-Climat : fermer des actifs rentables.

Le conflit d’intérêt est frontal sur les actifs carbonés, qu’il s’agisse d’actifs industriels pour une entreprise les opérant, ou financiers pour un fonds d’investissement ou une banque.

La matrice ci-dessous l’illustre bien en croisant deux critères :

  • La Rentabilité économique aujourd’hui : en haut les actifs rentables, en bas les actifs non rentables.
  • La Compatibilité avec l’Accord de Paris : à droite les actifs compatibles avec les +2°C, à gauche les actifs incompatibles.

Les actifs dans la Case 2 en rouge sont à la fois très rentables et incompatibles avec les +2°C. D’un point de vue :

  • Business : tout est là, la ressource, les infrastructures d’extraction et de transport, la demande du marché et des consommateurs. Pourquoi arrêter ?
  • Climat : opérer ces actifs jusqu’au terme de leur rentabilité mène à la catastrophe climatique.
Matrice Rentabilité x Compatibilité +2°C

Gestion de portefeuille, que faire d’un actif carboné ? Trois options.

3 Options actif

Option 1 - Conserver l’actif :

  • Business : c’est l’évidence même.
  • Climat : l’actif émet toujours du CO2. Let’s go for +4°C.

Option 2 - Vendre l’actif pour “jouer sur tous les tableaux” :

  • Business : la vente d’actifs carbonés apporte des bénéfices d’image et de communication car l’entreprise se désengage d’actifs carbonés.
  • Business bis : la vente génère des liquidités, voire des bénéfices pour financer des actifs moins carbonés.
  • Climat-Business : tout bénef ? Non, l’actif est toujours en opération, donc il continue à émettre, simplement dans une autre entreprise.
Exemple de l’Option 2 : en 2020, Engie cède des centrales charbon… mais sans les démanteler.

Option 3 - Arrêter les opérations :

  • Climat : c’est la seule chose à faire, et le plus vite possible.
  • Business : c’est une aberration. Cela signifie perdre l’argent investi, la valeur des actifs industriels, les rentes futures, etc. De plus, la fermeture d’un actif industriel aurait un coût social majeur avec des licenciements et/ou des réorientations professionnelles.

4. Cas pratiques — A vous de jouer !

Instructions en 3 étapes :

  1. Antagonismes : identifier les antagonismes pour l’un des acteurs ci-dessous,
  2. Diagnostics & Actions : ces acteurs posent-ils leurs stratégies climat ? Leurs plans d’actions sont-ils adaptés au regard de ces Antagonismes ?
  3. Propositions : quelle stratégie climat recommanderiez-vous à cette entreprise ?

Acteurs :

  • Constructeurs automobiles : Renault, Stellantis, Volkswagen, Tesla
  • Compagnies aériennes : Air France, Easyjet, Qatar Airways
  • Bâtiment & Infrastructures : Vinci, Bouygues Construction, ADP
  • Energies : EDF, Engie, TotalEnergies
  • Grande Distribution & Agroalimentaire : Carrefour, Auchan, E.Leclerc, Danone
  • Etat & Collectivités Territoriales : Etat Français, Région Ile-de-France, Toulouse.

Notes complémentaires :

Vous ne parlez pas des solutions ?

Non, c’est un choix méthodologique et éditorial.

  • Méthodologique : chercher des solutions avant d’avoir posé correctement le problème est un réflexe fréquent qui conditionne et biaise le diagnostic lui-même. A titre de comparaison, il est préférable que votre médecin pose son diagnostic avant de proposer un remède, et qu’il le fasse indépendamment des médicaments qu’il a en pharmacie…
  • Editorial : aborder les mesures sur les activités, les business models, les chaînes de valeur, l’organisation des entreprises, les produits, etc. doublerait la taille de l’article et est spécifique à chaque entreprise. Affaire à suivre 😉

Biodiversité, Sols, Eau, Ressources naturelles... :

Il est important de rappeler que les défis environnementaux ne se limitent pas au seul changement climatique et aux émissions de GES, d’autant plus que certaines mesures de captation de CO2 peuvent avoir des conséquences négatives sur la biodiversité.

Remerciements :

Merci à toute l’équipe de professeurs Aurélien Acquier, Auriane Clostre (dont je vous recommande l’article : Net Zero: why are companies doing this wrong?), Eliott Rabin, Clara Giraldou, Alexandre Joly, Sami Tahri et Aicha Ben Dhia pour avoir appliqué et/ou leur relecture patiente.

Références

  1. Energy, Business, Climate & Geopolitics Cours ESCP, Commons for Future
  2. IPCC SR15 SPM, p. 24
  3. Avis de l’ADEME sur la Neutralité Carbone
  4. “The central estimate of crossing 1.5°C of global warming (for a 20-year period) occurs in the early 2030s”, IPCC AR6 WGI TS, p. 42
  5. Matrice BCG, Wikipedia
  6. Courbe d’apprentissage, Wikipedia
  7. Net Zero by 2050, International Energy Agency
  8. Banking on Climate Chaos
  9. The Unburnable Reserves, Our World in Data
  10. L’Or Noir, Matthieu Auzanneau
  11. Les idées reçues sur la voiture électrique, Carbone 4
  12. Mix Energétique en France, Ministère Transition Ecologique
  13. Empreinte carbone personnelle en France, MyCO2
  14. Net Zero: why are companies doing this wrong?, Auriane Clostre & Yannis Baala
  15. Crédits Emojis : WhatsApp & Facebook

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Pierre Peyretou

I help people and companies build a low-carbon economy, ESCP Affiliate Professor